La psychologie clinique, il y a bien longtemps, désignait une spécialité de la recherche en psychologie fondée sur l’entretien clinique, c’est à dire sur le processus d’interrogation des sujets aux fins de rassembler le maximum d’informations sur leur biographie. Ces données servaient ensuite à définir les grands axes de leur thérapie, dont les règles relevaient, elles, de la psychologie dynamique (dunamos : « force », en grec) : le diagnostic des forces et des faiblesses des sujets selon leurs tendances, leurs goûts, devait permettre de renforcer les unes et atténuer les autres. Dans les années 60, quelques années après la disparition de la psychologie dynamique de son sein, l’université autorisait la création des UFR de « psychologie clinique », dont hélas personne n’a perçu à l’époque que le nom avait été usurpé : la « psychologie clinique » universitaire désigne aujourd’hui, particulièrement en France et en Argentine, une branche de l’université où les chercheurs sont payés sur nos impôts, moins pour faire de la recherche et faire progresser les savoirs, que pour pratiquer leurs loisirs au sein de clubs de quartier (associations Loi 1901 de « psychothérapies » et autres psycho-loisirs). Certains s’arrangent tout de même pour publier un ou deux articles de recherche par an, en psychologie, psychiatrie, sociologie ou histoire. Ce faisant, ils omettent toute mention de ces hobbies qui les occupent pourtant l’essentiel de l’année dans leur laboratoire… de sorte de satisfaire in extremis aux contrôles du CNRS et de la fac tous les deux ans.
Au sens fondateur, celui qu’utilisait encore Pierre Janet, la psychologie clinique « académique » est donc rare en France. Toutefois quelques branches de la psychologie et de la psychiatrie ont progressé dans le domaine de l’entretien individuel, grâce à l’explosion du nombre de « tests » ou d’« échelles », la plupart adossées au Manuel Diagnostic international, le DSM. En l’absence de psychologie dynamique pour prendre le relai des traitements, ces échelles, hélas, ne servent généralement qu’à contribuer aux statistiques épidémiologiques, ou à orienter le patient vers un traitement médicamenteux ou un cabinet privé, les chercheurs en psychologie ayant largement déserté les interventions pratiques. C’est dans cette ambiance quelque peu morose qu’il convient de saluer une initiative originale : la formulation, en littérature, d’une authentique psychologie clinique entièrement reconstituée par l’imagination d’un écrivain célèbre, Michel Houellebecq. « Les Particules Élémentaires » se présente en effet comme le témoignage clinique de deux personnages affligés d’un degré avancé de psychasténie. Après la science-fiction ou la politique-fiction, place : la clinique-fiction est née.
La dépression est la catégorie nosographique actuelle la plus proche de l’ancienne psychasténie, forgée par Pierre Janet, et caractéristique pour lui de l’autisme (Asperger). Différentes échelles de dépression (« scales ») mesurent des paramètres variables d’un auteur à l’autre. Pour certains, la dépression est platement « ce que soulagent les psychotropes » (les anti-dépresseurs, les neuroleptiques et les anxiolytiques, dont la tragique non-spécificité est en passe d’être reconnue… ). Les différentes conceptions actuelles de la dépression ne considèrent généralement, au titre de symptômes, que des idées du sujet – dites « cognitions » pour faire sérieux – : idées de dépréciation de soi ou des autres, idées d’échec ou de persécution, d’impuissance, confiance en soi réduite à zéro, peurs et angoisses permanentes… La psychasténie, au contraire, était une pathologie de l’action et des actes : Janet l’avait définie comme une fatigue permanente, un épuisement chronique. Le sujet psychasténique, ou autiste (Asperger) est perpétuellement en butte à des difficultés à s’adapter à un monde qui ne lui convient pas spontanément, qu’il juge hostile en première instance ; il est contraint à chaque instant de survivre dans l’adversité, de tenter de compenser pour faire bonne figure ; de ce fait, il est rapidement fatigué, comme n’importe qui le serait après une telle épreuve. Sauf que pour le psychasténique ou l’autiste (Asperger), cette épreuve n’est pas temporaire mais continuelle. Il la vit chaque minute de la journée, chaque jour de l’année, tous les ans.
Or, pour Janet, c’est cet empêchement continuel de l’action qui génère les idées noires, les ruminations, ou les obsessions, non l’inverse ! Le sujet est en proie à des doutes et à des angoisses dans la proportion que ses actes sont entravés. Tandis que dans la conception actuelle, les approches anti-dépression visent à modifier les « cognitions » pour fluidifier les actes, le modèle de Janet visait à déclencher les actes pour transformer les cognitions. Pourtant, nous avons tous l’expérience que la fatigue à agir, en effet, altère en profondeur notre vision positive de la réalité. Aujourd’hui, la dépression est considérée une attaque accidentelle – pour ne pas dire aléatoire – dans la vie du sujet (« ça peut arriver à tout le monde » est le discours officiel). La psychasténie, ou l’autisme, était considérée par Janet comme un état souvent permanent depuis la jeunesse, de nature cyclique, dont les accès aigus étaient des crises. De ce point de vue, il eut été aberrant de ne traiter que les crises, et on se faisait fort de soutenir en permanence toute la personnalité du sujet, même entre les crises. Finalement, on résumerait assez bien la situation en disant que l’actuelle dépression ne fait que requalifier les crises aiguës de l’ancienne psychasténie.
Tandis que nos psychiatres et psychologues manquent de formation à ces subtilités encore enfouies dans l’histoire, Michel Houellebecq les mentionne toutes d’un seul coup, comme un génie tout droit sorti de sa lampe à remonter le temps. La science-fiction ne peut prétendre qu’à anticiper la future réalité par l’imagination, la clinique-fiction fait infiniment plus fort : elle redécouvre spontanément des vérités déjà fermement établies un siècle avant elle dans la recherche internationale, dont peu de spécialistes – ni probablement l’auteur lui-même –, n’a encore connaissance. Car en brossant une biographie cohérente de ses deux sujets psychasthéniques – ou autistes – depuis leur enfance, Houellebecq écarte d’emblée toute suspicion de moderne « dépression », ou crise temporaire pouvant arriver « à tout le monde » : il les intègre d’office au tableau classique, celui de Janet et de quelques-uns de ses contemporains, le seul à pouvoir considérer leur souffrance comme une affection de toute une vie.
Un extrait des Névroses de Janet - 1909